Run In The Rain

Run in the Rain

Les grands yeux bleus de Khvylya passèrent en revue les visages qui défilaient devant elle. Dans un silence religieux, quoi que contraint par l’utilisation d’un collier l’empêchant d’émettre le moindre son, elle suivait le cortège. Ses mains étaient liées devant elle par un ruban noir qui jurait un peu avec sa peau, mais qui enchantait l’empêcher de faire jaillir la moindre étincelle de magie. L’ondine n’aurait jamais cru que la société du dessus avait recours à ce genre de stratagème. Quand sa mère lui parlait de la surface, elle se l’était toujours imaginé comme les Abysses, avec son lot de bonne et de mauvaise âme.

Maintenant que les flibustiers l’avaient dégagée de la cale poisseuse et traînaient hors du bateau, elle se sentait bien moins en sécurité encore. Finalement, le bois puant et les relents marins avaient le mérite d’être moins effrayant que les ruelles crasseuses de Tortuga. L’Île Tortue était bien connue du monde marin et faisait partit des nombreuses Légendes que l’on inculquait dans les Abysses.

Comme l’histoire de cette ville qui fut punie, de ce peuple qui fut arraché aux eaux et rejeté dans le monde du Milieu.

Khvylya eut une petite grimace alors qu’Oliver Low montrait du doigt, deux mètres devant elle, à ses hommes une petite bicoque mal arrangée. On aurait presque cru que la devanture allait s’effondrer tant elle était rongée et vermoulus. L’ondine voulut reculer, mais la main d’un géant ne lui laissa pas vraiment le choix.
Elle lui jeta un regard terrible, mais dut se soumettre et suivre le Capitaine.
L’intérieur du bar ne donnait pas plus envie que l’extérieur. A chaque déplacement de l’Île (car Khvylya aurait pu jurer que l’Île bougeait), les piliers de bois qui soutenaient le premier étage grinçaient et de la poussière tombai des balustrades. Les cristaux du vieux chandelier qui illuminait le comptoir s’entrechoquaient entre eux dans un petit bruit de faux cristal.

L’ondine le regarda quelques longues secondes avant d’être traînée dans un coin par celui qu’elle pensait s’appeler « Jack Neuf-Doigts », faisant sans doute référence à son annulaire arraché. Elle se pinça les lèvres, alors qu’Oliver parlait déjà avec le patron de la bicoque, tout sourire.

« Elle n’a pas vraiment l’air de… d’une sirène » maugréa derrière le comptoir l’homme qui affichait une moustache et une barbe rousse.
« Elle a perdu un peu de ses couleurs, mais c’en est une, Finley. Tu sais bien que je n’mens jamais ! »

Le vieil homme eut un ricanement mauvais.

« Oliver. T’es un pirate. Bien sûr que tu mens comme tu respires… »

L’ondine jeta un regard aux alentours. Les mains toujours liées et la gorge ceinturée, il lui était impossible de ne serais-ce que prononcer un mot. Elle se sentait aussi faible que le jour de sa naissance. Mais ce qui l’inquiétait le plus au final, c’était bien ce que sa Mère devait penser et faire au même moment… et si ce n’était pas déjà trop tard pour retourner à Cythérée, maintenant que ses cheveux avaient légèrement bruni, prenant la couleur d’un châtain illuminé de miel.

Il y avait quelques semaines maintenant qu'il n'avait plus de nouvelles. La longue silhouette du pirate hantait les coupes-gorges de Tortuga sans but ni arrière-pensée. Il était pieds et poings liés ici jusqu'au retour d'Asha. La Dangerosa avait mis les voiles en pleine nuit alors qu'ils devaient régler ensemble un gros coup. Peut-être le dernier. Ace avait déjà beaucoup abandonné à cette vie de pirate. Il s'était perdu lui-même, en partie. Il avait perdu May. Il ne perdrait pas Rory. Du moins il ferait de son mieux car au fond de lui, il n'était plus vraiment le même homme que huit ans en arrière. Il était devenu un pirate. Pas le pire. Pas le meilleur. Un juste milieu de ce que c'est d'être hors-la-loi et d'avoir collé à la peau l'odeur âcre et poisseuse des vents marins. Celle du sang aussi.

Le nom de Long Shadow Ace se murmurait parfois. Quand on avait besoin de ruse et de finesse, il n'avait pas son pareil. Certains lui en retiraient tout le mérite pour l'attribuer à sa belle gueule de séducteur. Lui n'avait rien fait pour s'en défendre.

Asha reviendrait. Il n'avait aucun doute là-dessus. Elle ne pouvait pas faire autrement. Lui et elle avait tellement vécu depuis le Walrus que parfois, il pensait même qu'un jour peut-être, il lui parlerait d'elles. Et en même temps, quelque chose l'en défendait. Il savait de quoi elle était capable et jusqu'où ils pouvaient aller ensemble. Il en était hors de questions.

Il sortit de ses sombres pensées. Une nouvelle apparition venait d'aiguillonner son attention. Certes, pas les cheveux gras, éternellement tirés en arrière de cette raclure de Low. Les deux hommes n'avaient guère d'atome crochu, seulement une défiance réciproque dissimulée sous une kyrielle de faux-semblants à l'unique usage de ces situations où ils se retrouvaient dans la même pièce. En l'occurrence, ce vieux bouge tout déglingué où la patience d'Ace se découvrait des trésors depuis longtemps engloutis. Visiblement le vieux roublard avait mis la main sur une nouvelle rareté.

Ace se rapprocha, glissant dans la manne alcoolisée et joyeuse comme une ombre. Personne ne semblait faire attention à lui. Il n'était qu'un autre pirate et pourtant, moins abîmé en apparence que le reste de ses comparses. Une fine barbe qui ne lui aurait gagné aucun surnom - la faute à ce sang venu du Levant - le cheveu aile de corbeau, mis au pli par les embruns qui lui tombait sur les épaules, le trait fin, il transpirait la malice mais aussi la fougue de la jeunesse. Il était pourtant un calculateur de notoriété publique.

« On t'a connu plus convaincant que ça Low... »

Ses yeux noirs en amande, glissèrent sur l'étrange jeune femme qui accompagnait bien malgré elle le propriétaire du So Low, un établissement qu'Ace fréquentait aussi à ses heures. Il ne s'attarda pas, comme cherchant à éviter quelque chose. Son attention se reporta sur le verre de rhume qu'il avait devant lui. Un remède tout indiqué quand on traînait une côte cassée depuis quelques jours déjà...

Oliver eut un petit rire enjoué, qui aurait pu surprendre quiconque ne le connaissait pas. Le capitaine du Holly Molly était en effet assez paradoxale, pour ne pas dire complètement fou. Le moindre coup de tête pouvait le faire changer de cap, et il lui arrivait souvent de dire à son équipage de suivre le soleil pour savoir où allait. Ce qui était extraordinaire, c’était que ç’avait toujours marché.

« Pas besoin d’être convainquant. Il suffit de lire un peu dans les yeux d’la gamine pour se rendre compte... »

Khvylya leva un sourcil, jetant d’abord un regard à Oliver, puis à Ace. Le second pirate lui paraissait étrange. Elle crut reconnaître les traits que les Seigneurs Dragons possédaient, mais aussi cette façon un peu belliqueuse peut-être de se comporter. Elle se pinça les lèvres alors que la main du Neuf-Doigts la surprit. Elle se tendit aussitôt, ses yeux se fendant aussitôt à la façon des reptiles de mer. Ses dents s’affutèrent en crocs de requin. Ce n’était qu’une partie de ses altérations physiques, et finalement, la plus visible fut ses yeux.

Même l’homme derrière le comptoir eut une petite moue dubitative, surpris quelque part qu’Oliver Low ait dit la vérité.

« Ca doit bien être la première que je vois et qui n’a pas les cheveux roux... »

L’ondine eut une moue dégoûtée. Être comparée à une sirène ne la dérangeait pas vraiment, mais le fait que d’autres Cythéréennes soient passé ici, entre les mains crasseuses de ses hommes... Elle comprenait en partie pourquoi Ondine avait été si dure avec chacun de ses enfants.

Si elle avait été moins espiègle, moins courageuse, est-ce qu’elle n’aurait pas tout simplement rebroussé chemin au moment opportun ?

« Tu peux dire à tout le monde que Low vend une sirène, Finley. Comme elle a l’air un peu spécial, le prix sera plus cher. 8000 pistoles d’or, soit son poids en or. »

C’était assez cher pour une simple esclave, mais assez peu pour que la mise soit intéressante. Low n’avait pas vraiment envie de s’attarder sur les détails. Il avait des hommes à entretenir, et une prochaine escale à organiser sous peu.

Khvylya jeta un regard vers Ace, de nouveau, sans trop savoir pourquoi. Ce genre de détails n’échappait jamais à Oliver, aussi ce dernier eut un grand sourire et tapota sur l’épaule du Long Shadow.

« Mais si c’est toi, ça sera prix d’ami, pour toutes les fois où tu viens au bordel... disons... 7500 pistoles... »

L’ondine chercha à reculer d’un pas, mais Neuf-Doigts était toujours derrière et grogna aussitôt.

Évidemment, Ace n'avait pas besoin d'être convaincu. Pour avoir vécu dans la proximité quasi-intime de ces créatures de l'océan, il aurait pu reconnaître cette aura les yeux fermés. Pas besoin de chevelure rousse luxuriante, ni des accessoires ridicules dont on les trouvait souvent affublées sur le marché noir... une étoile de mer collée par Dieu sait quel artifice au dessus de l'oreille. Pas besoin d'écaille non plus.

Un frisson glacé lui remonta le long de l'échine, imperceptible, tandis que Low et Neuf Doigts assuraient le show.

S'il y avait bien une créature dont Ace ne voulait pas partager le voisinage, c'était une sirène. Ou plutôt une ondine vraisemblablement. Quelque chose comme ça. Bien sûr, cela faisait partie de la légende du Long-Shadow et de la Dangerosa. Eux avaient survécu à la tragédie du Walrus. Ils avaient survécu à la légende de Long John. Personne ne savait exactement comment ni pourquoi. Mais cela avait largement contribué à faire leur réputation. Ils étaient ceux qui avaient côtoyé les femmes de l'Île du Plaisir et qui en étaient revenu bardés d'or et de pierreries. Et pourtant, s'il y avait bien une chose dont Ace ne voulait pas entendre parler ...

« Mais si c’est toi, ça sera prix d’ami, pour toutes les fois où tu viens au bordel... disons... 7500 pistoles... »
« Vendu mon tout beau ! »

La voix d'Asha Dangerosa semblait étouffer tout sorte d'autres bruits autour d'eux. Après tout, elle aussi fréquentait l'établissement de Low, voire peut-être plus encore qu'Ace.

Long Shadow grogna en pivotant sur son tabouret. Il broya la pointe du pied de la belle aux allures garçonnes sous son talon, la gratifiant d'un regard noir insondable alors qu'il répondait à l'offre qui venait de lui être faite suffisamment fort pour que tous l'entendent.

« Tu ferais mieux de t'en débarrasser au plus vite si tu ne veux pas rejoindre l'équipage du Walrus... »

Un silence glacé planait au dessus d'eux comme une effluve vénéneuse dans l'air. S'il avait voulu saboter le petit commerce de Low, Long Shadow ne s'y serait pas mieux pris. Après tout, lui savait. Il avait été là. Il avait... survécu.

« Et t'avises pas de dépenser une pistole sur la tête de l'ondine Dangerosa ou j'te jure... »

L'ombre s'éloigna, ténébreuse et froide. Toujours solitaire. La Dangerosa le suivit du regard mais elle, s'attarda. Le cul planté sur le tabouré qu'avait occupé son acolyte juste avant, elle avait ses interminables jambes tendues, barrant la route à quiconque se serait fendu d'une envie de suivre Ace. Elle détaillait presque avec gourmandise le nouveau joujou de Low.

« Alors ? 7500 ? »

« Tu ferais mieux de t'en débarrasser au plus vite si tu ne veux pas rejoindre l'équipage du Walrus... »

Oliver Low était un imbécile heureux. Il était plus intelligent et fourbe que cela bien sûr, pour autant qu’il avait survécu des années durant sur Tortuga sans avoir pris un coup de poignard dans le dos, mais il avait un faible quand on le mettait au défi. C’était quelque chose qui allait très bien aux pirates : cet orgueil démesuré, rapidement mis à mal par quelques mots un peu rapides, mais toujours piquants.

« Ne sois pas si sérieux, Ace... »

Low eut un petit sourire en coin, mais ne répondit rien. Il avait l’habitude. Ace n’était pas très friand des animaux marins, il l’avait rapidement comprit. Ce n’était pas la première fois qu’ils se retrouvaient dans cette situation, mais c’était peut-être bien la première fois qu’Asha se proposait à acheter le lot. Ou peut-être que c’était la première fois qu’il leur faisait une offre au rabais ? Oliver se gratta la barbe en observant le pirate partir, la mine plus sombre qu’à l’accoutumée.

« Il faut qu’il arrête de froncer les sourcils comme ça » ricana Oliver, « ça va lui faire des rides à force. Qu'il passe au bordel s'il a besoin d'évacuer... »

Le Capitaine attrapa finalement son verre sur le comptoir pour en boire une petite gorgée qui lui réchauffa aussitôt le gosier. Ça lui donnerait un peu de substance à discuter avec la Dangerosa qui, au vu de son oeil brillant, n’avait visiblement rien écouter de ce que Long Shadow avait raconté. Ou alors elle s’en fichait.

Oliver Low s’en fichait également. Ce qui lui comptait jusqu’à maintenant, c’était noyer le poisson pour aller s’offrir une petite semaine de vacances.

« Alors ? 7500 ? »

« En voilà une qui me plaît ! »

Un pirate ne perdait jamais le nord, surtout pas celui qui tient la barre. Low tendit la main jusqu’à qu’un pesant d’or ne lui tombe au creux. Il soupesa sans regarder la besace, d’un petit air suspicieux, et finalement en défit le filet par magie.

« Tu en fais ce que tu veux, Asha, mais je n’fais pas de reprise sous 30 jours. Vendu c’est vendu. Et si Ace est fâché, tu lui diras qu’il aura moitié prix la prochaine fois qu’il viendra au bordel. Ah, et aussi... » Un large sourire blanc - Oliver avait une certaine élégance derrière la vase et les cheveux gras. « Sans rancune. »

Low claqua des doigts. Neuf-Doigts lâcha aussitôt Khvylya qui, depuis le début, n’avait rien dit. Elle avait vaguement haussé un sourcil en entendant le nom du Walrus car il lui semblait l’avoir déjà entendu quelque part. C’était encore vague. Un souvenir d’une réunion, ou d’une messe basse qu’Ondine avait peut-être eu à un moment avec une de ses sœurs aînées.

« J’te donne les clés, tu peux la garder comme ça ou tout déverrouiller... »

Un autre pirate du nom de P’tit Grasbuge, dû peut-être à sa petite taille et à son ventre rond, tendit à Dangerosa une petite clé de la taille d’un annulaire. La tête était minuscule, de la forme d’un petit crâne adorable plaqué doré. La serrure se trouvait au niveau de la nuque de l’ondine qui n’avait pas bougé, ne comprenant toujours pas bien la situation. Les mains liés et la gorge prise, elle n’avait de toute façon aucune possibilité de s’en prendre à eux.

La jeune femme posa son regard sur Asha d’un air intrigué. Ses yeux tombèrent sur la clé qu’elle tenait entre ses doigts. Elle se pinça les lèvres. Est-ce qu’elle devait le lui voler ? Elle savait manier la lance et avait appris bien des choses, mais est-ce que le fait d’être hors de l’eau avait diminué sa constitution ? Elle avait horriblement faim. Khvylya se mordit l’intérieur de la joue. Faire une erreur de plus compromettait énormément sa survie.

Derrière eux, Oliver Low était déjà grimpé sur le comptoir, verre à la main. Tous ses pirates le regardaient, sans plus faire attention ni à Dangerosa ni à l’ondine.

« Sur ce, mes amis ! Trinquons à tous les fruits de la mer ! »

Un rire générale s’éleva dans la petite taverne crasseuse. Les yeux de Khvylya se plantèrent dans ceux d’Asha Dangerosa. Elle se tendit légèrement. Elle n’aimait pas ses yeux noirs.

Il n'était jamais trop difficile de négocier avec Low. Suffisait le plus souvent d'arriver au moment opportun et ça, La Dangerosa l'avait bien remarqué. D'ailleurs elle ne pipa mot tant qu'il n'eût pas fini de faire le show. Encore un peu et elle l'aurait pris pour le commercial exercé d'une entreprise respectable. Conditions générales de vente, goodies et tutti quanti...

Un sourire indéchiffrable s'était greffé à un moment du monologue de Low sur son visage en lame de couteau. Asha Dangerosa n'était pas vraiment belle. Avec ses yeux noirs enfoncés dans leurs orbites, le trait épais de ses sourcils qui soulignaient un front large et bas, les naseaux sans finesse, une bouche sans forme, des lèvres quasi inexistantes qui chaussaient de larges chicots relativement bien entretenus... elle n'était pas un modèle de grâce et pourtant, elle dégageait quelque chose de purement sexuel et de brut qui fixait l'attention sur elle et l'habillait d'une aura pratiquement hypnotique. A côté d'elle, on ne voyait pas passer la plus belle femme du monde.

Elles se jaugèrent l'une l'autre un moment tandis que Low continuait ses singeries. Le sourire de la Dangerosa n'avait pas bougé. Elle semblait parfaitement consciente qu'à la minute ou P'tit Grasbuge lui avait collé cette clé entre les mains, il n'y avait plus rien d'autre qui avait capté l'attention de l'ondine. Jusqu'à ce que leur regard le se croisent vraiment.

Asha lui jeta la clé, de telle sorte qu'elle puisse la rattraper facilement malgré ses liens mais dans la foulée, elle lui tournait le dos avec un signe de tête, comme si elle l'avait invité à la suivre.

« Je m'abstiendrai si j'étais toi. », conclut la voix rauque de la pirate.

Le mauvais entourage n'aurait en effet pas perdu une minute à avaler tout cru le petit poisson sorti de sa grande mer native. La Dangerosa était ici son assurance vie. Il fallait qu'elle le comprenne. Pour autant, cela semblait lui être égal, qu'elle suive ou non, Asha avait déjà commencé à s'éloigner à grand pas.

Elle continua son chemin jusqu'à un coupe gorge un peu plus loin en ville, logé sous une autre trou à pochtrons. Là, elle entra, laissant la porte entrebâillée pour qui voudrait bien la suivre à l'intérieur...

Les yeux de Khvylya brillèrent, se fendant de nouveau alors que la clé lui atterissait dans les mains. Les réflexes de l’ondine n’avaient rien d’humain, mais tous les pirates des alentours le savaient déjà bien assez. Aucun ne se montra surpris, et c’était bien elle la plus interloquée par l’étrange scène.
Elle eut un court instant l’idée de défaire ses fers et de fuir. Un court instant seulement.

« Je m'abstiendrai si j'étais toi. »

Khvylya cilla, ses yeux d’azur suivant La Dangerosa. Ses pas la menèrent à imiter son pas alors qu’elle détachait maladroitement car trop empressée sa superbe gorge blanche et ses poignets rougis et bleuis par endroit. Elle s’arrêta dans la ruelle, suivant cette fois seulement du regard Asha.
Les effleuves de Tortuga lui venaient dans les poumons. L’odeur sale. Elle inspira profondément, jetant des regard autour d’elle seulement pour découvrir le cortège affable des marins de retour de mer. Sa gorge se serra un peu, et elle se rendit compte qu’elle n’avait pas dix mille possibilités.

Les portes les plus proches pour retourner à Cythérée se trouvait à des dizaines de centaines de kilomètres. Du reste, Nixe n’approuverait jamais son retour. Elle se passa une main sur le visage, comme pour chasser cette tristesse qui en un instant avait voilé ses yeux.

Le plus important, c’était qu’elle était en vie.

Rester à découvrir pourquoi on venait de l’acheter pour mieux la jeter dans la fosse. Khvylya inspira profondément et reprit après de longues minutes d’hésitation le chemin qui serpentait. Elle n’avait besoin de rien de plus que de ses sens pour repérer les lieux. Asha Dangerosa avait laissé assez derrière d’elle de sons et de d’odeur pour que l’ondine n’arrive enfin devant la porte entrebaîllée.

Son estomac se serra un peu mais elle se rassura en se rappelant qu’elle était désormais sans restriction magique. Elle pouvait, si jamais ce n’était qu’un guet-apens, se défendre comme elle l’avait toujours fait aux entraînements.

Elle trouva un peu de courage, ou un peu de désespoir, et avança dans le cadre de la porte. Khvylya n’avait pas encore regardé à l’intérieur qu’elle commençait :

« Pourquoi... m’avoir libérée ? »

A la fin de sa phrase, elle avait enfin les deux pieds dans la pièce. Son air était celui d’une femme perdue, mais pas désespérée. Seulement curieuse de ce qui allait désormais lui arriver. Avide d’une solution, ou de plusieurs, car les problèmes ne venaient jamais seuls.

« Qui êtes-vous ? »

Ses sourcils se froncèrent légèrement, comme elle toisait l’audience. Incapable de comprendre pourquoi tout cela lui arrivait. Pourquoi à elle, en particulier.

La Dangerosa était la joueuse de leur duo. Elle aimait jouer avec la vie. Jouer sa vie. Celle des autres aussi. Parfois. Souvent même. Tout n'était qu'un jeu pour elle. Long Shadow était d'une toute autre étoffe. Rien de bien étonnant quand on le connaissait mais ici, personne ne le connaissait, pas même la Dangerosa. Il n'y avait sans doute plus personne pour le connaître ailleurs non plus. Ace était un fin équilibriste. Une plumette d'albatros arrivée à terre ferme malgré la tempête. Il était d'ailleurs souvent très dur et même un peu froid malgré les accents boucanés de son teint. C'est que l'équilibrisme requiert en général une certaine force de concentration et de caractère.

Le battant de bois vermoulu qui feignait d'interdire l'entrée au tout venant grinça une seconde fois. Ace ne dit rien. Le plat de son couteau heurta brutalement la table puis plus rien. Un silence pesant.


« Pourquoi pas ? », la Dangerosa était donc encore en train de jouer un de ces stupides jeux. Assise sur un vieux tas de cordage élimé, elle semblait presqu'inviter l'intruse à faire comme chez elle, « Je m'appelle Asha. », on pouvait entendre le raclement de la lame malmener le bois de la table dans la pièce d'à côté « Et lui c'est - »


« Pour se donner bonne conscience.... Tu as peut-être entendu parler du Walrus ? »

La silhouette longiligne de Ace apparaissait finalement dans l'encadrement de la porte. Son couteau à la main, il arborait un linge vaguement blanc qui le ceingait de la taille aux genoux, lascéré de taches de sang... de poissons et de traînées vertes. Si l'équipage du Walrus avait soupçonné ne serait-ce qu'un instant que Long Shadow ait pu être un fin maître queux, le Borgne serait passé par la planche bien avant que les sirènes ne l'aient envoyé par le fond.

La Dangerosa s'était rembrunie. C'était elle la joueuse. Lui le rabat-joie. Elle n'aimait guère qu'il débarque comme un chien dans un jeu de quilles.

« Quand est-c' qu'on bouffe ? J'ai la dalle. », clôtura-t-elle, espérant mettre fin à la partie.

« Pourquoi pas ? »

Khvylya fronça légèrement les sourcils. Bien sûr la pirate n’était pour rien dans son ramassage par l’équipage de Low, mais sa situation était bien trop grave pour que l’ondine puisse en rire. Elle ne croyait en rien aux coups du sort et au hasard. La Mer apprenait au moins que tout arrive pour quelque chose. Une vague ne se crée que grâce au courant qui émerge du ventre de l’océan.
Dans les eaux froides ou chaudes, il faut suivre le mouvement.

« Je m'appelle Asha. Et lui c'est - »

« Pour se donner bonne conscience.... Tu as peut-être entendu parler du Walrus ? »

L’oeil de l’ondine se fendit de nouveau. Elle se mordit l’intérieur de la joue pour collecter peut-être quelques informations lointaines. Ondine lui avait déjà parlé du Walrus. Mais à l’époque, elle n’était intéressée par rien d’autres que les courses à dos de kelpie. Elle connaissait tous les courants marins et s’était retrouvée plusieurs fois face aux dragons des mers. Ils ressemblaient à l’homme qui se tenait en face d’elle.

« Quand est-c' qu'on bouffe ? J'ai la dalle. »

« Vaguement.. » Le choix des mots était quelque peu ironique, à bien y réfléchir. Elle jeta un regard à Asha, mais la Dangerosa n’avait pas l’air emballé. Le regard de requin de l’Ondine retomba sur Ace qu’elle dévisageait sans honte. « Ma Mère m’en a parlé, il y a longtemps. Des cythéréennes ont disparu, et elles sont mortes. »

Un petit silence passa, alors que la jeune ondine cherchait à se recomposer. Plus le temps passé, plus elle imaginait la colère d’Ondine.

« Vous avez tués ces… sirènes ? »

Le regard de Khvylya passa sur le tablier couvert de sang d’Ace.

Est-ce que c’était elle qu’ils allaient manger ? Comme dans l’histoire du petit barbillon rouge...

On racontait à l'époque que tous ceux qui s'étaient aventuré trop près de l'île du plaisir étaient morts. Tout ce qu'on pouvait attester à l'époque c'était que personne n'en revenait jamais. Ace se rappelait fort bien avoir eu cette conversation avec le capitaine Long John à l'époque. Après la tempête, le Walrus avait dangereusement dévié de son cap, et selon Morley, le navigateur, il y avait de fortes chances que le prochain mouillage - et d'ailleurs le seul avant qu'ils aient passé l'ensemble des réserves par le menu - soit la fameuse île. Il se souvenait encore le rire d'Asha. Pourquoi la Dangerosa aurait-elle eu peur ? Après tout, elle aussi était de cette espèce de démons que l'on nomme femme, quoiqu'il n'y paraissait pas toujours. Elle était bien capable de tous vous traîner à bord par la peau du cul s'il le fallait. Chives Bucket avait approuvé.  

« Vous avez tués ces… sirènes ? »

A son tour, Ace éclata de rire. La Dangerosa elle, s'était levée brusquement, renversant le billot de bois sur lequel elle avait posé son pied. Elle vida presqu'aussitôt la pièce de sa présence colorée, suivi de près par un courant d'air rageux. Elle n'aimait pas les histoires du soir. Encore moins celle-ci.

« J'aurais préféré. » siffla Ace, revenu au personnage froid et rembruni qu'il avait montré jusqu'alors.

Asha les avait bel et bien traînés par la peau du cul. L'asiate se rappelait encore avoir été passé par dessus le pont, alors qu'il se débattait comme un beau diable pour retrouver les bras d'une rousse plantureuse qui semblait le pleurer de tout le sel de son corps lascif. Le roulement paresseux du Walrus avait fait le reste du travail. Ils auraient pu quitter l'île, contents de l'incroyable abondance de périssables et de belles ferrailles dont la démone avait chargé les cales tandis qu'eux, les hommes de la mer, dépérissaient de plaisir à la merci des femmes de l'île. Ils auraient été des héros. Des démons sous le hurlant de la houle. Leur nom aurait été craint et célébré. Mais le capitaine John n'était pas du genre à se contenter de ça. Ace avait toujours cru, qu'au plus profond de lui, la décision qu'il avait prise ce soir-là, juste avant que l'île du plaisir ne sombre à l'horizon, avait été celle d'un homme humilié. Non pas celle de l'incroyable arriviste, abreuvé de rhum et d'aventures qu'on avait toujours bien voulu dépeindre.

Ils y étaient retourné. Et ils avaient pris leur dû. Toutes. Sans la moindre exception. Quatorze créatures de plaisir, en tout semblable à des femmes de la terre ferme, quoi qu'elles les surpassaient par leurs exceptionnelles beautés. Alors ils avaient continuer à dépérir. Sans s'en rendre compte. Parfaitement à leur insu. Ils voguaient de Charybde en Scylla. Lorsque le désespoir fût sur eux et qu'ils commençaient à voir des fous dans les plus lucides - ceux qui accusaient les femmes - il était déjà trop tard. A la fin il ne restait plus que lui et elle. Long Shadow, la Dagerosa et pas une once d'or bien sûr. Elle avait eu ce rire gras, comme un croassement de corbeau sorti de la gorge du macchabée qu'elle était à moitié. Ils allaient bien pouvoir se payer la tête de toutes ces femmelettes.

L'homme jeta un regard noir à la sirène. Était-ce bien la peine de lui raconter tout ça ? Elle finirait bien par obtenir quelque chose de la Dangerosa. Sans doute quand elle aurait cuvé tout ce vin qu'elle avait ramené de l'Outre Mer. Il n'y avait qu'elle pour tenter ce genre d'aventures.

« Bon on bouffe ou quoi ?! Merde ! », jeta-t-elle en balançant trois écuelles en fer blanc sous leur nez.

Ace soupira, mieux valait ne pas lui laisser mettre les mains à la pâte. La cuisine n'était vraiment pas son fort.

« Au fait, qu'est-ce que tu bâfres toi quand t'as pas de bonhomme à te foutre sous la dent ? », questionnait la Dangerosa qui s'était rassise sur son tas de corde, humant le ragoût de maquereaux que ramenait Ace. Il y avait encore foutu de la salicorne. Saleté d'asiate bouffeur d'algues. Une lueur plus lubrique s'alluma dans son regard en entendant le pop du bouchon de liège et Ace qui marmonnait une vague invitation à essayer cette mixture qu'il fabriquait lui-même. Une espèce de décoction de poissons pourris ultra salée pour ce qu'en savait la latina. Mais cette saloperie changeait la donne de n'importe quel gruau. Elle ne l'avouerait jamais, mais Long Shadow savait y faire avec la bouffe.

« Bon appétit. », fit-il sans  la moindre animosité.

Asha leva les yeux au ciel. Bon appétit. Elle avait toujours trouvé ça débile.

L’ondine fronça légèrement les sourcils quand l’asiatique lui répondit. Sa mâchoire se fit légèrement plus saillante comme elle serrait les dents, prenant conscience que la situation n’était finalement pas meilleure qu’auprès d’Oliver Low. Différente, mais pas meilleure.
Elle perçut toute la tension et visiblement le ressentis que ce dernier avait vis-à-vis d’elle. Dans une autre situation, elle aurait été plus à l’écoute, et peut-être plus encline à la conversation, mais ce n’était pas le cas. Elle était épuisée et réfléchissait encore à ce qu’elle allait bien pouvoir faire pour s’en sortir.
Les règles de Cythérée étaient claires.
Et jamais Nixe n’était revenue dessus, pas même pour une de ses propres filles.

Khvylya sursauta quand les plats tombèrent sur la table dans un fracas de métal. Peu habituée à ce genre de manière, elle jetait des regards autour d’elle, laissant se jouer les choses sur laquelle elle n’avait aucune emprise.
Elle se retrouva ainsi debout face à l’asiate et à Asha qui s’était assise. Un léger malaise s’installa alors qu’elle jetait un regard au ragoût. Le met sentait bon, et la faim lui vrillait l’estomac, mais elle n’était plus certaine d’être invitée ou non.
Elle ne savait plus rien en réalité.

La Dangerosa relança la discussion, et comprenant qu’on ne lui ferait pas plus de place que celle qu’elle prendrait d’elle-même, l’ondine s’installa autour de la table à la troisième écuelle encore vide. Elle ignora Ace, n’osant pas vraiment le regard. Elle eut un sourire un peu triste, un peu pauvre, en y réfléchissant d’ailleurs.
D’aussi loin qu’elle se souvenait, Ondine avait toujours été stricte avec ses filles. Elle lui avait dépeint le monde du dessus comme un monde sale. L’humanité y était avare, égocentrique, rendue folle par le besoin de pouvoir. N’était-il pas ceux qui polluaient les grandes étendues marines ? Ceux qui faisaient se mourir les poissons et chassaient les belugas antiques et les baleines reines ?
Elle attrapa la cuillère posée sur la table.

« Je ne mange pas les hommes » répondit-elle assez bas, « nous avons… d’autres choses. Des poissons, des légumes… Il y a toujours de bonnes choses à notre table, et en quantité… »

Des champs immenses de concombre de mers, d’algues de toutes les couleurs, et des centaines de poisson. Elle adorait les voir barboter, et régulièrement, le chef du palais allait choisir les plus beaux morceaux pour garnir la table d’Ondine.
Mais désormais, elle ne pourrait plus jamais connaître la table, pas vrai ? Plus jamais revoir sa famille. Plus jamais nager librement dans un courant d’air chaud. Et on avait tué son Kelpie.

« Mais ce n’est pas très intéressant. Ce n’est pas comme si je pouvais retourner d’où je viens de toute façon. Autant que je m’habitue tout de suite à ce que vous… bâfrez. »

Elle enfourna la cuillère dans sa bouche, les yeux légèrement humides mais pas assez pour pleurer.